La Havane, une révolution par le béton

À la fin des années 40, une jeune génération d’architectes formés à La Havane invente une version cubaine du mouvement moderne. Mais la révolution de 1959 sonne le glas de cet élan créatif, prolifique et avant-gardiste. Heureusement, les édifices de béton sont toujours visibles aujourd’hui dans la ville, comme autant de précieux témoins de l’Histoire…

Les années noires de la création architecturale

« La Havane s’est construite à 98 % avant 1959, rappelle Juan Luis Morales Menocal, architecte et artiste peintre né dans la ville en 1960, qui a notamment travaillé à Paris aux côtés de Ricardo Porro, exilé en France en 1966. Ensuite, la révolution ne l’a pas vraiment transformée. Elle l’a plutôt abandonnée et promise à une lente démolition. En revanche, la grande tradition de l’architecture cubaine a été stoppée net dans son développement par une politique délibérée de Fidel Castro à l’encontre des maîtres d’œuvre de l’époque. »

« El Comandante » a en effet contraint l’école d’architecture à déménager à 50 km de la capitale et signé l’arrêt de mort du Collège des architectes. « Ensuite, une faculté de construction civile a été créée. Tout un symbole », ajoute Orlando Inclan. Après la révolution, les deux tiers des protagonistes du modernisme ont quitté le pays, mais au compte-gouttes. José Linares Ferrera, qui était étudiant dans les années 60, se souvient : « Nicolás Quintana, Ricardo Porro, Eugenio Batista étaient nos professeurs. Peu à peu, chaque mois, l’un d’entre eux ne se présentait pas au cours. En fait, ils partaient tous sans prévenir aux États-Unis ou en Europe… » Cuba est alors le théâtre d’un exode rural massif (la population de La Havane est passée de 700 000 habitants en 1959 à plus de 2 millions aujourd’hui) et subit l’embargo américain.

La maison de Timothy James Ennis est la dernière villa privée réalisée par Ricardo Porro (1957) avant son exil.
La maison de Timothy James Ennis est la dernière villa privée réalisée par Ricardo Porro (1957) avant son exil. Jean-Claude Figenwald

Face à la pénurie d’hébergements, d’innombrables maisons de familles exilées sont attribuées à de nouveaux occupants, préservant dans une certaine mesure la capitale des grandes structures en préfabriqué et à moindre coût qui ont fleuri ailleurs dans le pays (l’URSS fournissait des moules clés en main). Avec des exceptions notables toutefois : les cités-dortoirs gigantesques de l’est de la ville telles que Reparto Camilo Cienfuegos et Alamar (qui compte 90 000 habitants aujourd’hui). José Linares Ferrera rappelle que « Fidel Castro voulait des réponses fonctionnelles et rapides aux enjeux du logement et des services sociaux, au détriment de la qualité. C’étaient des années noires pour la création architecturale. »

L’architecture comme symbole de puissance, sous l’incarnation de l’ambassade de Russie (1978-1987), dans le quartier de Miramar.
L’architecture comme symbole de puissance, sous l’incarnation de l’ambassade de Russie (1978-1987), dans le quartier de Miramar. Jean-Claude Figenwald

La vraie fracture date de 1965, quand le pouvoir castriste ordonne l’interruption de la construction – déjà bien engagée sous la direction de Ricardo Porro – des cinq écoles nationales d’art : « Un projet fou, magique et utopique… à tel point qu’il n’a jamais abouti », analyse Orlando Inclan. L’idée, très ambitieuse, de créer une académie des arts à l’emplacement du Country Club était pourtant venue du « Líder Máximo » en personne, en 1961, lors d’une partie de golf avec Che Guevara sur le site. Mais l’image de créativité, de liberté d’expression et d’esthétique sensuelle véhiculée par le projet a sans doute causé sa perte. En 2000, Fidel Castro a de nouveau missionné Ricardo Porro pour reprendre le chantier… qui n’a finalement jamais été achevé. Depuis, deux écoles (arts visuels et danse moderne) sur les cinq prévues fonctionnent, mais leurs ­fameuses coupoles en brique vieillissent mal.

Autochtones et touristes se retrouvent nombreux au comptoir ou dans les salles aux cloisons de bois et de verre coloré de Coppelia, la soucoupe de béton signée Mario Girona Fernandez (1966) qui abrite le plus grand glacier de la ville.
Autochtones et touristes se retrouvent nombreux au comptoir ou dans les salles aux cloisons de bois et de verre coloré de Coppelia, la soucoupe de béton signée Mario Girona Fernandez (1966) qui abrite le plus grand glacier de la ville. Jean-Claude Figenwald

Une autre réalisation de l’après-révolution, remarquable même si elle est plus modeste, a par contre été menée à son terme : il s’agit de Coppelia, une étonnante soucoupe en béton posée au milieu d’un parc de Nuevo Vedado et ouverte aux quatre vents. L’architecte Mario Girona Fernandez a choisi d’y intégrer des cloisons en bois et en verre coloré afin de diviser l’espace immense en différentes salles, sans imposer une rupture trop nette. Qu’on ne s’y trompe pas pour autant : si la « cathédrale de la glace » attire les foules depuis cinquante ans, ce n’est pas pour son architecture et son comptoir rétro, mais plutôt parce que c’est le seul grand glacier de la ville !

L’ancienne église luthérienne de Miramar, avec son clocher géométrique remarquable, a été conçue en 1959 par l’architecte Vicente Morales.
L’ancienne église luthérienne de Miramar, avec son clocher géométrique remarquable, a été conçue en 1959 par l’architecte Vicente Morales. Jean-Claude Figenwald