Anja Niemi : notre entretien avec l'artiste

Anja Niemi nous a reçus dans sa maison des environs d’Oslo. De la part d’une personnalité aussi sauvage, c’est un vrai privilège ! Après une promenade à ski de fond et quelques gaufres maison, elle s’est livrée à l’exercice de l’interview, rappelant son parcours, confiant ses doutes, mais aussi ses certitudes, dévoilant une volonté et une exigence hors du commun au service d’un imaginaire débordant.

Vous incarnez des personnages que vous figez dans le temps. Comme pour un film ?
Anja Niemi : C’est très similaire : construire des scènes, tourner dans différents endroits en gardant toujours à l’esprit qu’il s’agit d’un tout… Si, à l’époque où j’ai découvert la photo, j’avais plutôt découvert la vidéo, peut-être que j’aurais décidé de faire des films. Mais la photographie était le seul outil dont je disposais pour raconter une histoire.

Vous élaborez un scénario…
Je sais quelle histoire je veux raconter et à quoi je souhaite qu’elle ressemble. Je planifie. Quand je cherche des lieux, je trouve rarement une maison dont toutes les pièces conviennent. Alors je les trouve dans des endroits différents puis j’essaie de faire croire qu’elles forment un seul et même lieu.

Votre travail porte sur le désir de devenir quelqu’un d’autre. Le titre de votre dernière série, « She Could Have Been A Cowboy », est très explicite à ce sujet…
Oui, mon travail révèle fatalement cette passion que j’ai pour me transformer en un(e) autre. Mais, avec le cow-boy, je voulais aussi évoquer quelque chose de plus symbolique. Il y a tellement de gens qui nourrissent une vie intérieure différente de celle qu’ils vivent au quotidien. Quelque chose les empêche d’être ce qu’ils veulent – leurs propres attentes ou celles des autres à leur égard. Ou ils ont le sentiment que ce qu’ils veulent n’est pas assez bien, ou ne sera pas accepté par la société…

Apprenez-vous quelque chose sur vous-même chaque fois que vous incarnez un personnage ?
Oui, c’est certain. Si vous regardez tous les personnages, toutes les histoires que je raconte et tout ce que je fais dans mon travail, vous obtenez une sorte de radiographie de moi en tant que personne. Ou, en tout cas, de ce que je ressens. Et c’est bien, ça me satisfait. Si vous m’enleviez tous ces personnages et toutes ces choses que je fais quand je crée, je me sentirais vraiment vide… Je ne veux même pas imaginer ce que j’éprouverais. J’aurais l’impression d’être incomplète.

Que dites-vous aux gens qui taxent votre travail d’exhibitionnisme ou de narcissisme, sous prétexte que vous êtes votre propre modèle ?
Les gens peuvent penser ce qu’ils veulent. Mais, s’ils me connaissaient, ils ne diraient pas ça. C’est un malentendu qui repose sur une apparente contradiction : la raison pour laquelle j’apparais dans mes images, c’est que je ne suis pas à l’aise avec le monde et que je veux incarner mes idées. C’est pourquoi je dois être seule… et donc créer et jouer le personnage moi-même.

The Toy Soldier (2016). Série « The Woman Who Never Existed ».
The Toy Soldier (2016). Série « The Woman Who Never Existed ». © ANJA NIEMI / THE LITTLE BLACK GALLERY

Vous ne le voyez pas comme si vous preniez une photo de vous-même…
Non. C’est juste que vous inventez une histoire et, au lieu d’engager quelqu’un pour venir jouer le personnage, vous le faites vous-même parce que vous préférez être toute seule, dans votre monde. Et le fait que je déteste qu’on me prenne en photo, vous le savez (nous confirmons ! NDLR), ça n’a rien à voir, parce que je ne suis pas moi quand je joue dans mon travail, ce n’est pas du tout la même chose.

Donc, avant tout, vous êtes une interprète et une performeuse…
Tout à fait !

Tout le travail en amont est donc aussi important que la prise de vue elle-même ?
C’est ce que je préfère, et cela représente vraiment beaucoup de travail. Quand je suis fière d’une image, c’est aussi parce que je sais tout ce que j’y ai mis, que j’ai travaillé très dur, que j’ai repoussé mes limites, que j’ai fait des choses que je ne pensais pas être capable de faire. Quand je repense à la série « Cowboy », par exemple, il faut savoir qu’il n’est pas du tout naturel pour moi de louer une voiture et de conduire seule dans l’Utah. Je ne ferais jamais ça dans la vraie vie. Je ne conduirais même pas la voiture, ce serait mon mari qui prendrait le volant ! Si j’ai fait tout ça, c’est parce que je devais vraiment voir où je voulais que ça se passe, donc je devais y aller, seule, traverser l’Utah et l’Arizona en voiture. En quelque sorte, c’est une victoire sur moi-même. Et c’est aussi la raison pour laquelle je continue de travailler seule, parce que j’en tire beaucoup plus de satisfaction que si je laissais à d’autres cette responsabilité.

Y a-t-il des artistes dont vous vous sentez proche ?
Je sais qu’il y en a qui travaillent de la même façon que moi, mais ce n’est pas pour autant que je me sens proche d’eux. Honnêtement, je me sens plus en phase devant un ballet, par exemple. Là, j’ai vraiment l’impression que les danseurs « parlent ma langue ». Les choses comparables en photographie deviennent si proches que je finis par m’en éloigner. Même si j’aime une photo, que je trouve que c’est du bon travail, je crois qu’il est plus facile de ressentir un lien quand le médium est différent, comme le cinéma ou la danse contemporaine.