Le secret des eaux d’été du nez de Guerlain Thierry Wasser

A l’occasion du lancement de Orange Soleia et Granada Silvia, les dernières Aqua Allegoria de Guerlain ainsi que de son Bee Garden au Bon Marché Rive Gauche, IDEAT a interviewé Thierry Wasser, directeur de la création des parfums de la maison culte. A l’instar du personnage de parfumeur campé en ce moment par Emmanuelle Devos dans le film Les Parfums, Thierry Wasser est plus qu’un nez : c’est un cerveau et un caractère bien trempé.

Dans un jardin, la profusion d’espèces ne perd personne. Aqua Allegoria recréerait-elle cette profusion de la nature ?
Thierry Wasser : Vous m’ôtez les mots de la bouche. (Rires). Cette collection a deux auteurs, Jean-Paul Guerlain et moi. Imaginez que la maison d’édition Guerlain ait un auteur et qu’après, le fils adoptif de cet auteur précédent soit publié à sa suite. S’il est prolixe et que le livre n’est pas mauvais, pourquoi ne pas l’éditer ? Tant que nous avons des histoires à raconter, elles sont éditées. Le jour où je n’aurais plus rien à dire, viendra peut-être le tour de quelqu’un d’autre…

Le Bee Garden au Bon Marché Rive Gauche.
Le Bee Garden au Bon Marché Rive Gauche. DR

Pourquoi se parfume-t-on aujourd’hui ?
Pour soi ! Ou alors c’est qu’on s’est trompé de parfum. Le parfum, comme la Beauté en général, est un booster de l’estime de soi. Je parle de la Beauté parce que – j’insiste –, chez Guerlain depuis 1828, nous faisons du maquillage, du soin et du parfum. Aujourd’hui, les personnes sont challengées, bousculées, piétinées, rabaissées, parfois humiliées. L’estime de soi peut être mise à mal. La Beauté, c’est pour soi et l’estime de soi. On choisit un parfum pour être bien. Sentir l’Orange Soleia, cela me met de bonne humeur. C’est un effet immédiat. Les gens cherchent une signature, un parfum qui soit un porte-parole pour eux.

Le parfum serait-il quelque chose de plus intime que social ?
Vous savez, je porte Habit Rouge depuis que j’ai 13 ans. A cet âge, les copains avaient tous du poil au menton. Moi, j’avais une Baby Face dont tout le monde se moquait à tel point que je ne voulais même plus aller à l’école. On ne parlait pas encore de harcèlement mais c’était un calvaire. J’ai porté Habit Rouge à l’exemple d’un ami de ma mère. Un homme, un vrai, avec de la barbe. C’était mon déguisement et je vous garantis qu’au milieu des gamins de 13 ans qui peuvent se faire les pires crasses, j’étais devenu quelqu’un grâce à mon odeur. Quarante-cinq ans après, je continue de le porter. Pour moi, la Beauté, c’est ça : une armure, un déguisement d’homme accompli, même sans moustache.

Habit Rouge, un classique de la maison Guerlain.
Habit Rouge, un classique de la maison Guerlain. DR

A quoi le parfumeur fait attention pour faire atterrir Vol de Nuit de 1933 en 2020 ?
Comment on fait pour reconnaître Shalimar ? Un parfum encore plus ancien ! Tous deux ont évolué dans le temps. Les gens qui ont connu Vol de Nuit en 1933 ne sont plus très nombreux… On déguste bien des vins de différentes époques, alors pourquoi ne veut-on pas que le parfum bouge ? Personnellement, je fais tout pour qu’il n’y ait pas de millésime identifiable. C’est pour cela que je fais des assemblages. On le fait pour la bergamote, la rose, etc. C’est comme de créer un champagne non millésimé. Parce qu’on s’attend à ce que l’appréciation reste toujours la même. Malgré toute la science, la bonne volonté et le professionnalisme que vous mettez à faire vos assemblages, le parfum évolue. Il y a 30 % de bergamote dans Shalimar, comment voulez-vous qu’il soit année après année toujours le même ? Ce n’est pas possible. Il y a des années de fruits plus secs et d’autres années plus gorgés d’eau et de soleil. Toute réclamation est à poser à la nature elle-même !