Tendances 2021 : Les prédictions de l’experte Carla Buzasi (agence WGSN)

Journaliste chez Glamour, Vogue puis au Guardian, fondatrice de la déclinaison anglaise du Huffington Post et intervenante pour des conférences TEDx, Carla Buzasi fut l’une des pionnières des médias en ligne au Royaume-Uni. Une expérience qu’elle met depuis sept ans au service du spécialiste des tendances, WGSN. Pour IDEAT, elle livre ses prédictions pour les mois à venir.

Aujourd’hui, les agences de tendances fleurissent dans le monde. Quelle est la spécificité de WGSN ?
Carla Buzasi : WGSN (World’s Global Style Network) a été conçue il y a vingt-deux ans comme une agence de tendance spécialisée dans la mode. Elle conseillait petites marques et grandes maisons sur les tissus, les couleurs et les styles pour les saisons à venir. Il y a onze ans, WGSN s’est élargie vers le lifestyle et les intérieurs en s’appuyant sur cette expérience dans la mode. Ce qui fait la spécificité de nos analyses aujourd’hui, c’est aussi le fait de mixer données chiffrées et travail d’enquête dans le monde entier : au Brésil, en Chine, en Californie…

Comment êtes-vous passés de l’expertise de la mode au lifestyle en général ?
Cela s’est fait naturellement, car les marques de décoration s’inspiraient déjà beaucoup de l’industrie de la mode en venant piocher dans nos contenus et en nous demandant comment les interpréter dans leur domaine. Et c’est d’ailleurs toujours le cas aujourd’hui : la déco continue de s’inspirer de la mode.

« Nous passons des mois et des mois à agréger et analyser des données »

Qu’est-ce qui a changé depuis les débuts des agences de tendances ?
Carla Buzasi : Notre approche est beaucoup plus globale : aujourd’hui, nous collaborons avec 32 industries (des secteurs de l’alimentation, de la décoration, du high-tech…) et suivons autant de domaines. Elle est aussi beaucoup plus scientifique. Nous basons notre méthodologie sur un système que nous appelons Stepic, qui nous permet d’étudier attentivement l’avancée des sciences, des technologies, de l’environnement, de la politique, de l’industrie, de la culture et de la créativité. Nous passons des mois et des mois à agréger et analyser des données, afin de déduire l’impact qu’elles auront sur les consommateurs. Cela nous permet d’anticiper la manière selon laquelle nos contemporains vont sentir, penser, réagir, vivre…

Pouvez-vous partager un exemple précis de ce travail de veille qui vous mène à préconiser certaines pistes ?
Il y a quelques années, nous entendions parler de l’arrivée imminente de la 5G. Nous avons analysé quelles allaient être les implications concrètes de cette technologie dans nos domaines d’expertise. Par exemple, le fait que la rapidité des informations allait faciliter le shopping sur Internet. Nos équipes vont aussi sur le terrain, elles arpentent notamment les festivals, non seulement pour étudier le style arboré par les festivaliers, mais aussi pour observer quels sont les food-trucks qui ont le plus de succès, révélant ainsi des habitudes alimentaires qui inspireront plus tard le grand public. Nous étudions aussi les réseaux sociaux. Là, les données sont très vastes et il faut un long temps d’analyse pour dégager de grandes lignes – la teinte d’un papier peint, un matériau…

« La bonne information au bon client au bon moment »

Parmi les bouleversements que vous aviez anticipés, il y a le travail à la maison…
Carla Buzasi : Pendant des années, on a vu comment les technologies allaient engager les entreprises à pousser leurs salariés à travailler depuis chez eux. Bien sûr, nous n’avions pas prédit cette pandémie, mais on voyait bien qu’entreprises et salariés étaient mûrs pour le télétravail. Et lorsque les gens travaillent de chez eux, ils portent des vêtements différents, ils ont besoin de mobilier adapté. Moi, par exemple, je vous parle lovée dans un pull confortable, assise dans un fauteuil en velours rose très ergonomique que je n’aurais jamais acheté si je n’avais pas dû travailler depuis mon salon ! Nous conseillons les entreprises de mode pour qu’elles fassent évoluer leurs collections en fonction des modifications du mode de vie des gens, tout comme nous conseillons les fabricants de meubles pour qu’ils proposent, par exemple, du mobilier de bureau adapté aux espaces domestiques. Quand cette perspective, dont nous parlions depuis des années, est tout à coup devenue le quotidien de millions de gens, les clients qui nous avaient écoutés ont pu immédiatement répondre à ces nouveaux besoins.

Le bureau de télétravail de Carla Buzasi.
Le bureau de télétravail de Carla Buzasi. DR

Quel est votre rôle au sein de WGSN ?
J’ai commencé ma carrière en tant que journaliste puis j’ai travaillé en tant que spécialiste des contenus chez WGSN. Mon travail consistait à diffuser la bonne information au bon client au bon moment. J’adore analyser les données, cela vient sans doute de mon premier métier. Ce qui me fascine dans cette activité, c’est que les consommateurs, qui n’ont jamais entendu parler de WGSN, possèdent tous chez eux au moins un objet que nous avons influencé. Mais en ce moment, je passe surtout beaucoup de temps avec mes clients pour les aider à traverser cette période très compliquée.

« Les gens ont besoin de créativité, de goûts et d’expériences différentes »

Dans quelle mesure tentez-vous d’influencer vos clients ?
Carla Buzasi : Nous les aidons à devenir plus responsables, nous nous appliquons donc à dénicher et à partager les pratiques vertueuses qui se multiplient dans le monde. Ils ont besoin d’exemples concrets pour évoluer dans le bon sens, pour réaliser que c’est possible.

Comment travaillez-vous avec l’intelligence artificielle (IA) ?
Nous l’utilisions déjà pour produire nos rapports, mais l’apport humain reste indispensable. Pour nourrir les bases de données par exemple, il faut des experts. L’IA doit d’abord intégrer ces données pour apprendre et ensuite savoir repérer la bonne couleur, la tendance exacte… Un robot peut dire quelles sont les qualités que doit posséder une assise de bureau pour la maison, mais c’est un humain qui va en faire un objet à la fois ultra-confortable et esthétique, que les gens auront envie d’avoir chez eux. Autre exemple, ces nouveaux aliments nés dans la Silicon Valley : ils contiennent tous les nutriments et le nombre de calories exact nécessaires à notre santé au quotidien. Mais personne n’a envie de les consommer, car les gens ont besoin de créativité, de goûts et d’expériences différentes. L’ingéniosité et la créativité humaine auront toujours un grand rôle à jouer, même dans un monde dominé par les IA.

« La Corée m’inspire par son sens de l’innovation et son approche des technologies »

On sent aujourd’hui que le marché est global, mais ponctué de particularismes culturels. Comment ces deux paramètres peuvent-ils se combiner ?
Carla Buzasi : Les compagnies veulent désormais parler à la tribu des milléniaux et de la génération Z. Des générations nées entre 1980 et 2010 qui partagent des points communs dans le monde entier, quelle que soit leur culture : un usage compulsif de la technologie, la simultanéité de l’information… Mais depuis le début de la pandémie, l’histoire, la religion, la culture locale et la notion de communauté sont redevenues très importantes. Par exemple, si Noël est une fête religieuse, elle est pourtant aujourd’hui célébrée dans le monde entier de différentes manières. Il va donc falloir la « marketer » autant de fois que nécessaire, en vous adaptant à chaque fois au public auquel vous vous adressez. Globalement, le challenge, c’est que le même produit soit marketé avec des « parfums » distincts selon les pays. Le chocolat Kit Kat en est sans doute le meilleur exemple.

Quels sont les pays qui vous inspirent le plus ?
La Corée du Sud, pour son sens de l’innovation et son approche des technologies. J’adore aussi aller au Brésil, dont l’enthousiasme est très revigorant, ainsi que dans le village où je vis, dans le Hampshire, en Grande-Bretagne, qui reste très inspirant pour moi. Par exemple, la file d’attente désormais permanente devant mon boucher en bas de chez moi est le signe que les gens se sentent maintenant responsables de la vie de leur communauté. Ils se détournent des grandes enseignes pour privilégier le local.

« Moins voyager pour mieux voyager »

Comment voyez-vous l’avenir du voyage ?
Carla Buzasi : Les gens vont voyager moins souvent. Et cette pratique deviendra plus chère, un mal nécessaire qui permettra de la réaliser de façon plus consciente, moins systématique et que l’on appréciera d’autant plus.

Et celui de nos intérieurs ?
Les priorités des gens ont beaucoup changé. Aujourd’hui, on est plus sur les sensations que sur l’esthétique pure ; la maison est devenue un sanctuaire où l’on veut se sentir en sécurité.

« Les mondes du gaming, du divertissement et des réseaux sociaux fusionnent de plus en plus »

Comment vont évoluer les marques de luxe ?
Carla Buzasi : Elles doivent s’attacher aux jeunes générations. C’est pourquoi nous conseillons les marques de luxe via la section WSCJ Insight, dont la spécificité est de travailler sur l’usage qui est fait des réseaux sociaux. On étudie comment les jeunes communiquent, quels mots ils utilisent, quel langage visuel les intéresse.

Est-ce que, à l’image de Bottega Veneta, qui vient de déserter les réseaux sociaux, s’opère aussi un changement de paradigme dans la relation entre les marques de luxe et ces applications ?
La façon dont les marques utilisent les réseaux sociaux évolue sans cesse, qu’elles visent un marché global ou de niche. Ce que nous conseillons aux marques de décoration et de mode cette année, c’est de créer plusieurs types d’expériences pour leurs consommateurs. Les mondes du gaming (jeu vidéo), du divertissement et des réseaux sociaux fusionnent de plus en plus, et cela fait surgir de nouveaux moyens pour exprimer une identité de marque.

« Montrer les objets en super haute définition, à 360 degrés »

Quel est selon vous le futur des foires, qui sont un vrai baromètre pour détecter et analyser les tendances ?
Je ne pense pas que les foires – de mode, de design, de décoration ou autre – reviendront sous la même forme que celle que nous connaissions jusqu’à maintenant. Déjà, il y en aura moins et celles qui demeureront seront plus spécifiques. Elles seront toujours l’occasion de découvrir des produits et d’interagir avec des professionnels. Mais on ne peut plus compter sur un public qui longe des allées sans fin et s’arrête à un stand, aussi beau soit-il. Aujourd’hui, il est indispensable de développer en parallèle un service numérique ultra-réaliste, de montrer les objets en super haute définition, à 360 degrés.

Dans les bureaux new-yorkais de l’agence, des citations inspirantes.
Dans les bureaux new-yorkais de l’agence, des citations inspirantes. DR