Un printemps incertain, une exposition inédite qui « déconfine » la création

Designers, graphistes ou artisans d’art, comment les créateurs ont-ils composé avec le premier confinement ? Intrigué autant que solidaire, le Musée des Arts Décoratifs a lancé une invitation à quarante d’entre eux pour témoigner de ce qu’avait été, pour eux, ce « printemps incertain ».

Ironie de l’histoire, cette expression empruntée à Virginia Wolf a pris la tessiture du roman de 1937 dont elle est tirée, The years. Rattrapée par l’automne, cette période transitoire s’est muée en une année qui a semblé éternelle. Depuis le 19 mai et jusqu’au 3 octobre, cette parenthèse inédite donne enfin à voir les pas de côté qu’elle a fertilisés, qu’ils aient été reclus ou en tribus, à l’atelier ou délocalisés. Disséminés au gré des collections modernes et contemporaines, ces œuvres se doublent d’acquisitions effectuées par le musée. En résulte un nouvel accrochage des galeries permanentes, par la grâce d’une exposition d’un genre nouveau : sensible, poétique, politique, esthétique, elle accroche, à tous les niveaux.

Entrée en matière : l’art de l’introduction

Le 24 avril 2020, le chef Alain Ducasse appelle à la rescousse le designer Patrick Jouin, qui lui a notamment dessiné la salle du Plaza-Athénée. Ses établissements sont fermés depuis mi-mars, confinement oblige. Dès lors comment anticiper la réouverture de son restaurant Allard en garantissant la sécurité des clients ? Pour mettre à table les dispositifs de distanciation sociale, il a notamment imaginé des paravents transparents. On retrouve aussi des centres de table entre des convives et une signalétique pédagogique pour toutes les parties… « On a tâtonné, mais au lieu d’attendre que quelque chose tombe du ciel, on s’est dit qu’il fallait réfléchir », confiait-il à France Inter. Loin de ces « bulles d’air ‘safe’ », le talentueux touche-à-tout collabore aussi avec JCDecaux. Il participera notamment à l’installation des distributeurs de gel hydro-alcoolique aux abribus de Paris.

Projet Allard © Patrick Jouin
Projet Allard © Patrick Jouin

En contrepoint à cette vidéo qui campe un décor terre-à-terre, on découvre la pièce en fils tissés de Mathieu Ducourneau. Son œuvre convoque une autre chrysalide face à ce virus aérien insaisissable. « J’ai eu la chance de passer le confinement à la campagne, en Bretagne, où j’ai pu observer pendant ce printemps la nature progresser comme en slow motion », explique celui qui aime tisser figuratif et abstraction. « Chaque jour une éclosion, une invasion, une transformation lente. J’ai alors choisi de ne pas résister à cette contrainte de l’enfermement et de formellement “laisser filer” sur ma toile, la technique et le sujet ne faisant qu’un, pour représenter ce qui allait sortir du cocon dans lequel nous nous trouvions tous : un papillon. Une promesse de se rêver autrement, de faire corps avec la nature, de papillonner un instant avant la mort annoncée de notre espèce. »

Mathieu Ducournau, Papillon #1, 2020 – Fils de coton sur toile © Galerie Chevalier
Mathieu Ducournau, Papillon #1, 2020 – Fils de coton sur toile © Galerie Chevalier

Une intimité universelle

Magnifique introduction à l’exposition protéiforme initiée par le Musée des Arts Décoratifs ! De ce troisième étage jusqu’au niveau 8, Un printemps incertain. Invitation à quarante créateurs. fait ressentir combien ce moment a été singulier, collectivement et individuellement. La pandémie du Covid-19 a bien sûr été une source d’inspiration. En témoignent, plus loin, les visières en impression 3D conçues pour les hôpitaux par des makers, réalisées par François Brument. Lorsque la France était en pénurie de masques au début de la crise sanitaire, il a greffé des filtres antiviraux standard sur des masques de plongée d’une célèbre enseigne de sport. Formé à l’ENSCI – Les Ateliers, le co-fondateur du studio In-flexions substitue la programmation informatique au dessin. A travers des créations allant de l’objet numérique à la production industrielle, il développe un design en perpétuelle mutation.

Gauche : Stay Sane, Stay Safeis an initiative by Studio Lennarts & De Bruijn and overdeschreef —2020© Studio Lennarts & De Bruijn. Droite : Manuel Warosz — Lockdown Flower #13 – Crayon sur papier, 2020
Gauche : Stay Sane, Stay Safeis an initiative by Studio Lennarts & De Bruijn and overdeschreef —2020© Studio Lennarts & De Bruijn. Droite : Manuel Warosz — Lockdown Flower #13 – Crayon sur papier, 2020

Plus humoristique, le studio néerlandais Studio Lennaerts & De Bruijn n’a pas manqué d’efficacité avec sa campagne d’affichage Stay sane, stay safe. Parmi d’autres injonctions ludiques, le cosy « home, sweet home » a ainsi muté en « Home, stay home ». Un art de détourner les proverbes et slogans ou même les jeux ! Comme Les Aventuriers du rail « Coincés à la maison » faisant ainsi son entrée au musée.

« On s’attache de plus en plus à faire dialoguer tous les médiums, jusqu’au verre et à la céramique », commente Amélie Gastaut, conservatrice en chef – chargée du département design graphique et publicité. Quant à son alter ego Cloé Pitiot, conservatrice au département moderne et contemporain, elle explique que ce soutien aux créateurs a même mobilisé le Cercle Design 20/21. La commission des acquisitions, qui marque l’enrichissement annuel des collections, a d’ailleurs été repoussée à l’automne et témoigne de ce que signifie pour le musée conserver et acquérir en situation de crise.

De chemins oubliés en sentiers inconnus

Du dessin à l’objet, du meuble au texte manifeste, cette réflexion collective est restituée de manière passionnante. Comme des petits cailloux blancs, les nouvelles pièces d’exception et les œuvres saisonnières jalonnent les collections permanentes. Parmi d’autres créatrices à s’emparer de préoccupations contemporaines, Julie Deccuber a par exemple collecté les rebuts de quinze céramistes. Au lieu de disparaitre, ces tessons ont été montés comme autant de « bijoux-récits », sertis dans un paysage sonore.

Gauche : Erwan Bouroullec, Tabouret, 2020 – Bois. Droite : Marion Delarue — Peigne kushi – Tennennomono 1, 2019-2020 © Marion Delarue
Gauche : Erwan Bouroullec, Tabouret, 2020 – Bois. Droite : Marion Delarue — Peigne kushi – Tennennomono 1, 2019-2020 © Marion Delarue

Signalant les œuvres qui feront date in situ, un cartel vert (référence aux nouvelles acquisitions) distingue encore Au soleil de Fanette Mellier. En six tons directs, son éphéméride du cycle solaire propose d’apprécier le rayonnement de la lumière dans une logique d’expansion de la couleur. Du bleu matinal au pourpre du couchant, les halos imprègnent l’atmosphère de teintes incandescentes. Autre processus magnifié, le projet de Gavin et Alice Munro campe une chaise qui semble avoir été extraite d’une forêt. Unique au monde, la technique du couple transforme en effet le bois, matériau brut et vivant, en accessoire utilitaire. Selon la forme voulue, des tuteurs sont placés pour modeler la croissance des branches d’arbuste.

Un retour à l’essentiel

C’est dans l’improvisation qu’Erwan Bouroullec, confiné en Bourgogne, a fait feu de tout bois. Ce lieu de repli en famille l’a incité à produire des objets simples, quasi de subsistance, avec les matériaux sur place. Tabourets, étagères, lampes, petit bureau de travail se sont étayés de saule, tremble et carton, pendant qu’un four plus que rudimentaire lui a permis de cuire de l’argile prélevée aux terres alentours. Cette distanciation formelle l’a aussi amené à de nouveaux codages numériques, qui ont fertilisé une image présentée avec son cartel rouge. Des cercles noirs se développent tout en essayant de ne pas toucher les points verts, cristallisant attraction et répulsion. Vous avez dit hasard ?

Gauche : Fanette Mellier — Planche d’impression du livre Au soleil (deuxième édition), Éditions du livre, 2020 – Format 70 X 100 cm, impression offset © Philippe Costes. Droite : Constance Guisset, Ghost – Dessin 2020 © Constance Guisset Design © Adagp, Paris, 2020
Gauche : Fanette Mellier — Planche d’impression du livre Au soleil (deuxième édition), Éditions du livre, 2020 – Format 70 X 100 cm, impression offset © Philippe Costes. Droite : Constance Guisset, Ghost – Dessin 2020 © Constance Guisset Design © Adagp, Paris, 2020

Le temps réinventé

Réclusion, évasion : les circonstances de cette création suspendue sont palpables d’un bout à l’autre de l’exposition. Proche des rivages de la mer, Constance Guisset a laissé émerger Les Corps flottants. Telles des ombres projetées sur la rétine, ces formes insaisissables font pressentir un danger invisible, conjuré par les couleurs. De là à figurer des volutes de soulagement, il n’y a qu’un trait, qu’un pas. Pour Matali Crasset, en compagnie de sa sœur Véronique et de leurs enfants, cette résidence extraordinaire a tramé le scénario d’un film, La communauté de la hutte fasciée. Vidéostill.

Les jeux ont aussi trouvé place. Tantôt ludiques avec un mini-golf créé dans un couloir de maison par François Brument. Tantôt pédagogiques par la grâce d’un alphabet aux combinaisons colorés par Camille Baudelaire.

matali crasset avec Véronique Crasset —La communauté de la hutte fasciée, Vidéostill – Film, 2020
matali crasset avec Véronique Crasset —La communauté de la hutte fasciée, Vidéostill – Film, 2020

Des chaussures en fragments d’écrans de smartphone… Des peignes comme une lanterne… Ou encore des sculptures qui soufflent leur virtuosité… Entre folie et beauté, ingéniosité singulière et intelligence collective, cette rétrospective visionnaire a mis à contribution pas moins de onze commissaires. Pour conclure, rien de tel que d’évoquer le film d’Alexandre Humbert. Une entrée en matière faisant aussi office de point d’arrivée. Pendant un an, ce designer a pris ses quartiers au Musée des Arts Décoratifs. Héros d’un objet devenu lui-même matière à création. Il déroule une narration sensible et poétique dans ce lieu déserté. Son thème, sur 9,26 mn ? L’impatience des œuvres à retrouver un public. Les voilà rassérénées et nous avec.

Un printemps incertain. Invitation à quarante créateurs. Jusqu’au 3 octobre 2021.

madparis.fr